Dossier thématique de la revue Dix-huitième siècle n° 58 (2026/1)
Aux îles ! Territoires, sociétés, savoirs et perceptions des espaces insulaires au XVIIIe siècle
Coordinateurs
Mathieu Grenet (INU Champollion / UMR 5136 Framespa / IUF), mathieu.grenet@univ-jfc.fr
Denis Le Guen (Université d’Angers / UMR 9016 Temos), deleguen@hotmail.com
Des isolari de la Renaissance à l’islandness ou « l’îléité » des sciences sociales contemporaines en passant par la « nissologie » des années 1980, les îles génèrent depuis longtemps une importante littérature scientifique pluridisciplinaire, qui cherche à en saisir l’essence, en définir les contours ou en explorer les potentialités heuristiques. Les rapports entre îles et terre ferme ou entre donne insulaire et logiques d’archipel, comme le caractère « écotonal » ou « terraqué » des milieux insulaires eux-mêmes, ont ainsi récemment été interrogés au moyen de questionnaires largement renouvelés, empruntant autant à l’histoire qu’à la géographie, à l’anthropologie, à l’archéologie, au droit, à la littérature et, de manière croissante désormais, aux sciences de la mer et de l’environnement [Sahlins 1985, Sanguin 1997, Lestringant 2002, Kolodny 2004, Vatin et Veinstein 2004, Baldacchino 2007, Gourdin 2008, Taglioni 2013, Bernardie-Tahir et Schmoll 2015, Barbu-Meylan-Volokhine 2015, Gillis 2016, Ghilardi 2016, Bashford 2017, Ravoire 2018, Besse et Monsaingeon 2019, Kouamé et Dunyach 2020]. Si ces nombreux travaux témoignent de la richesse heuristique de l’île comme objet et terrain de recherche, la bibliographie présente un éclatement disciplinaire et géographique, lequel explique pour partie la fortune dont jouit encore aujourd’hui une abondante littérature qui, sous les oripeaux de « l’île-monde », célèbre le caractère fondamentalement original de territoires pensés comme radicalement distincts – car isolés – des continents.
Ce dossier thématique entend rassembler les contributions de collègues français et étrangers issus de différentes disciplines et travaillant sur des espaces insulaires à proprement parler, ainsi que sur des thématiques connexes liées au fait maritime et aux sociétés littorales. Cette enquête a vocation à se déployer à l’échelle du globe, de la Méditerranée aux zones caraïbe et philippine, de l’Océan Indien à l’Atlantique Sud et de la mer de Chine à la Baltique. Elle embrasse le XVIIIe siècle comme une période décisive d’intensification des échanges, mais aussi d’approfondissement des contacts et des retours d’expérience d’une rive à l’autre d’un monde devenu archipel. L’insularité constitue un objet d’étude particulièrement stimulant à l’heure où le « tournant océanique » réinterroge la relation des sociétés à la mer [Artaud 2023]. Il s’agit de déjouer les fausses évidences de l’île comme conservatoire immobile, afin d’interroger l’insularité comme « qualité », c’est-à-dire comme construction sociale, spatiale, administrative et sensible d’un milieu qui devient territoire à habiter, à exploiter, à gouverner et à penser. On le sait, cette insularité dépend étroitement de la taille des îles [Marin 2021], de leurs liens avec des pouvoirs métropolitains [Brogini et Ghazali 2010, Schmitt 2019] ou encore des circuits maritimes et économiques qui les connectent à d’autres espaces [Horden et Purcell 2000, Figeac-Monthus et Lastécouères 2012]. Tour à tour têtes de pont, lignes d’horizon, espaces de relégation ou de l’illicite, le caractère des îles dépend aussi de la manière dont sont conçus – dans les sources comme dans les représentations – des milieux et des populations qui semblent souvent irréductibles à un grand partage entre la terre et la mer. De fait, l’insularité trouble nos lignes de partage, de classement et d’organisation du monde.
Tout au long du XVIIIe siècle, les îles sont, dans la diversité de leurs interfaces maritimes, de formidables laboratoires d’expériences et d’expérimentations, de production de savoirs et d’expertises, de représentations, tant dans une dimension sociale et économique, que technique, environnementale, administrative, scientifique ou philosophique. Au cœur des circuits maritimes (halieutiques, migratoires, marchands, etc.), elles occupent une pluralité de fonctions, de l’escale au réseau, du relais au refuge, du réservoir de marins au front pionnier du peuplement des littoraux continentaux. Lieux de passage et points de rencontre en haute mer ou aux confins des continents, elles offrent au chercheur un laboratoire privilégié pour « arpenter les arènes du contact » [Bertrand 2019] et étudier, de manière située, les mécanismes de l’appropriation des espaces maritimes. Porter le regard sur les circulations, les modes d’occupation et de mise en administration des territoires insulaires nous confrontera aux souverainetés emboîtées et aux territorialités enchâssées dont découlent des formes de gouvernement, des usages et des connaissances spécifiques des îles et de leurs contours maritimes. Porter le regard sur les sociétés insulaires, c’est aussi s’interroger sur les représentations qui leur sont associées et leur rencontre ambivalente avec l’altérité. C’est « tenter de repérer quelques lieux d’achoppement de ces ambivalences et en faire émerger la familiarité et l’étrangeté » [Bénac-Giroux 2019].
Le dossier soumis à la revue Dix-huitième siècle se structurera autour de quatre thématiques transversales, déclinées au fil d’un appel ouvert à un champ large de disciplines :
1) Territoires – Ce premier thème s’attache à questionner la fabrique des régimes de territorialité insulaires. La mise en territoire des îles s’inscrit ici dans une histoire d’appropriation et d’intégration des îles à des réalités politiques et administratives qui les dépassent. On se souvient par exemple de Montesquieu théorisant la plus grande liberté des « peuples des îles » contre ceux du continent, au motif que « la mer les sépare des grands empires, & la tyrannie ne peut pas s’y prêter la main ; les conquérants sont arrêtés par la mer ; les insulaires ne sont pas enveloppés dans la conquête, & ils conservent plus aisément leurs lois » (De l’Esprit des lois, 3e partie, livre XVIII, chap. 5). Les terrains d’études choisis permettront d’étudier et de comparer les territorialisations insulaires au sein d’entités plus larges (États « continentaux », empires, etc.), à bonne distance du topos les réduisant à des marges éloignées des centres du pouvoir. Ils sont tout à la fois des territoires d’expérimentation politique, de relais, de refuge et d’activités interlopes qui se juxtaposent à des usages de la mer dont l’histoire reste en grande partie à écrire.
2) Sociétés – Le XVIIIe siècle est traversé par deux approches très différentes – et en apparence contradictoires – de la question des sociétés insulaires. L’une relève d’une grammaire de la découverte que les explorateurs et naturalistes vont décliner durant tout le XVIIIe siècle en Atlantique puis dans le Pacifique, fondant une anthropologie fantasmée des îles comme « paradis » naturels et primitifs. L’autre procède d’une dynamique utilitariste qui fait des îles décrites comme vides, inhabitées ou en tout cas sous-exploitées, des lieux privilégiés de diverses expériences d’ingénierie sociale, qu’il s’agisse de projet de mise en valeur agricole, de déforestation ou de colonisation. Or, ces deux approches partagent sans doute plus qu’on a pu le penser ; surtout, elles fondent une saisie discursive des îles qui, au cours du XVIIIe siècle, se transforme en une véritable ethnographie des populations insulaires. Ces discours se confrontent à l’expérience et à la matérialité des échanges. Les objets et les traces matérielles nés de ces contacts montrent à leur tour la diversité des processus de transculturation, de créolisation et d’hybridation à l’œuvre dans et par les sociétés insulaires.
3) Savoirs – Ce troisième thème s’intéresse aux connaissances produites, instituées, diffusées et mobilisées dans le processus d’appropriation des milieux insulaires. Il s’agit de considérer, à travers le XVIIIe siècle, les savoirs de gouvernement territorial des îles, les savoirs écologiques et le gouvernement des ressources, afin de saisir les processus de construction, de transmission et de patrimonialisation de savoirs spécifiquement insulaires. Que l’on se situe du côté des savoirs savants, profanes ou administratifs, la fabrique des connaissances sur les espaces insulaires et leurs ressources participent, par-delà leur diversité, d’un même mouvement de transfert progressif de savoir-faire du praticien au législateur, de l’insulaire au colon, de l’expérience à l’expertise. Au cœur de ces questions de transmission de savoirs, on s’intéressera notamment aux acteurs et aux modalités de leurs circulations : il s’agira notamment d’examiner les itinéraires et les réseaux des différents agents de la fabrique insulaire, depuis les explorateurs et les naturalistes jusqu’aux administrateurs qui portent un regard utilitaire sur l’espace insulaire et qui font carrière « dans les îles », en passant par l’ensemble des acteurs qui développent une forme d’expertise sur l’exploitation des ressources insulaires.
4) Perceptions – Marchands, missionnaires, colons, marins de passage, engagés, déserteurs, voyageurs guidés par une mission diplomatique ou la curiosité scientifique, ces trajectoires plurielles dessinent une carte des îles comme espaces vécus et ressentis. A l’image des circulations continentales européennes, les voyages aux îles recomposent l’ordre social et la perception de l’espace. Ils se saisissent d’un monde dont les frontières s’élargissent et se confondent avec le lointain. La perception des îles se déploie aussi à demeure quand les navires arrivent à quai, quand les caisses et les ballots sont déchargés, les lettres enfin ouvertes. L’île devient source d’imaginaire, du fait de sa maritimité et de son éloignement même. Qu’elle soit pensée comme un paradis ou comme un enfer, elle est d’abord de l’autre côté du vide. Elle est un commencement et une fin, une utopie et une mystique. Elle incarne l’altérité que le XVIIIe siècle cherche à compiler, puis à comprendre et à domestiquer. Ce goût des îles apparaît dans les cabinets de curiosité. Il se décline aussi dans les « choses banales », ces produits de consommation courants qui entrent dans le quotidien des populations.
Instructions aux contributeurs.trices
Les propositions de communication (titre et résumé de 500 mots environ) doivent être adressées aux coordinateurs du dossier (mathieu.grenet@univ-jfc.fr et deleguen@hotmail.com) d’ici au 2 mai 2024. Les contributeurs.trices seront informé.e.s du résultat du processus de sélection au plus tard le 31 mai 2024.
Une journée de travail collectif se tiendra à Paris le 26 octobre 2024, afin de favoriser le dialogue entre les différents contributeurs.trices et leurs approches.
Les contributeurs.trices retenu.e.s devront envoyer leurs articles (40.000 signes maximum, espaces et notes comprises) d’ici au 1er avril 2025. Conformément aux pratiques éditoriales de la revue Dix-huitième siècle (https://sfeds.fr/revue-18e/), ceux-ci seront ensuite soumis à une procédure d’évaluation par les pairs en double-aveugle.
Site de la revue: https://sfeds.fr/revue-18e